Une déesse cananéenne adoptée par les Juifs
Le nom Ashéra désigne une déesse cananéenne ; mais par ailleurs, un autre mot d'origine cananéenne "Asteroth" similaire signifie "arbre sacré" ou "poteau sacré". C'était une déesse dont le symbole s’élevait à l’ombre des arbres verdoyants, sur les hautes collines, à côté de la stèle de Baal. Elle pouvait être représentée, ou symbolisée, aussi bien sous la forme d'une femme que par un arbre, souvent un chêne, ou par un simple pieu.
Figure en céramique israélite d’une femme nue, identifiée comme un pilier d’Ashéra. |
Ashéra incarne la fécondité de la nature, comme toutes
ses sœurs les déesses : Astarté (avec laquelle on la confond
parfois), Anath, ainsi qu'Innana de Babylone, et Ishtar de Ninive, l’Ishtar
voluptueuse, appelée aussi Asurit, "l’heureuse," "la bonne fortune".
Bien sûr, elles sont parentes de l'Isis des Egyptiens et de l'Aphrodite
des Grecs.
Ashéra possède une image dans le ciel puisqu’elle est
assimilée à la planète Vénus comme ses consœurs
mésopotamiennes.
Les anciens hébreux eux aussi, vouent un culte à Ashéra qui est "la déesse heureuse" : son nom est formé sur le mot hébraïque qui signifie "bonheur". On l'appelle aussi la "Reine des cieux". Mais le mot ashéra signifie également en hébreu "buisson" ou "bois sacré", et dans la Bible, c'est souvent une façon de désigner la déesse en termes voilés : "vous renverserez leurs autels, vous briserez leurs monuments, vous abattrez leurs bosquets [ashéroth]" (Exode 34:13). Autrefois les bois appartenaient au culte d’Ashéra. Comme divinité tellurique, manifestant surtout sa puissance dans la végétation, Ashéra était particulièrement adorée dans les bois et dans les forêts. C'est pourquoi, en faisant mention de ce culte, la Bible parle souvent des "arbres verdoyants," des "arbres au feuillage touffu," des chênes, des peupliers, des térébinthes, à l’ombre desquels des prêtresses d’Ashéra observaient les rites voluptueux de la bonne déesse, parmi lesquels la prostitution sacrée.
A l'époque des Juges on trouve de nombreuses statuettes en bois représentant Ashéra (qui n'ont pas été conservées), ainsi que des statuettes en argile, représentant une femme nue. Comme leurs seins sont exagérés avec les mains qui les soutiennent, on pense qu’ils évoquent l’aspect nourricier de la déesse mère. Les figurines de piliers ont surtout été trouvées dans des maisons privées, ce qui suggère leur caractère domestique. Dans un monde assailli par la misère et la sécheresse, c’est probablement le souci de la fécondité qui a attiré les Israélites et les Judéens des campagnes vers la déesse Ashéra, qu’ils associaient à l’abondance.
Le roi Salomon, dans sa vieillesse, établit un culte
polythéiste-syncrétique. L'une des déités auxquels
Salomon voue un culte est la "Déesse des Sidoniens", Ashéra
(1Rois ch.11).
[Les habitants de la Judée] "érigèrent, eux aussi,
des hauts-lieux, des monuments et des statues d'Ashéra, sur toute colline
élevée et sous tout arbre touffu". (1Rois 14:22-23)
Le roi Akhab érigea une Ashéra, probablement dans le temple
de Samarie ; elle existait encore sous le roi Yoakhaz [environ 814-798] (1Rois
16:33)
Les rédacteurs des livres des Rois mentionnent plus tard : "Toutefois,
ils ne s’écartèrent pas des péchés que la
maison de Jéroboam avait fait commettre à Israël, ils y
persistèrent ; même l’Ashéra resta debout à
Samarie" (2Rois 13:6).
Aux temps du prophète Elie, on trouve dans le pays "quatre cent
cinquante prophètes de Baal et quatre cents prophètes d'Ashéra",
protégés par la reine Jézabel (1Rois 18 : 19).
Saint des Saints du temple d'Arad. Au fond, on voit deux stèles représentant YHWH et sa parèdre Ashéra. Au premier plan se trouvent deux autels à encens (environ 10e siècle a.C.n.). |
Disparition d'Ashéra :
Mais Dieu finira par perdre son épouse… au moment de la grande réforme religieuse entreprise par le roi Josias (VIe siècle) et terminée par le scribe Esdras (Ve siècle). Pendant cette période charnière de l’histoire religieuse, les juifs passent de la monolâtrie – considérant YHWH comme leur dieu parmi tous les autres – au monothéisme – la reconnaissance d’un seul et unique Dieu sur terre.Le roi Josias, vers 630 av. J.-C., "ordonna [...] de retirer du sanctuaire de Yahvé tous les objets de culte qui avaient été faits pour Baal, pour Ashera et pour toute l'armée du ciel [...]. Il supprima les faux prêtres que les rois de Juda avaient installés et qui sacrifiaient [...] à Baal, au soleil, à la lune, aux constellations et à toute l'armée du ciel. [...] Il démolit la demeure des prostituées sacrées, (2Rois 23: 7) qui était dans le temple de Dieu".
Charles Mopsik explique ainsi cette mutation (3) :
"Quand un couple n'occupe pas la première place, c'est un dieu
suprême androgyne, homme et femme ou père et mère à
la fois, tel le Zeus des hymnes orphiques, qui assume la création.
Ainsi, de la religion des Australiens aborigènes à la mythologie
grecque en passant par le zervatisme de l'ancienne Perse, et quelles que soient
les formes spécifiques que revêtent les dieux, il semble que
la croyance en l'existence d'un couple primitif divin, sexuellement différencié
ou non et qui succède souvent à un dieu premier androgyne, soit
enracinée au plus profond de la conscience religieuse de l'humanité,
à toute époque et en tout lieu.
Il semblerait à première vue que la religion biblique des Hébreux,
héritiers à plus d'un titre de ces civilisations qui plongent
leur racine dans la préhistoire de l'humanité, ait évincé
toute référence à cette représentation mythique
au profit de la croyance en un Dieu unique. Cette divinité suprême
a cumulé la totalité des traits que se partagent par ailleurs
les divinités mâles et femelles, ou plutôt, abandonnant
presque tout caractère féminin, a fini par s'identifier à
la figure d'un Père unique. L'émergence du monothéisme
hébreu est souvent même présentée comme la victoire
du système de société patriarcale sur un matriarcat préexistant
où la figure des déesses mères avait une position centrale.
[…] Pourtant, la Bible aussi considère que l'humanité
dérive d'un premier couple, mais Adam et Eve perdent bien vite tout
ce qui aurait pu les assimiler à des êtres divins : ils sont
très vite chassés du jardin d'Eden et condamnées à
la mortalité et au travail. Cette déchéance du couple
primitif par laquelle il rejoint l'existence ordinaire est une sorte d'intrusion
brutale du principe de réalité venant rompre l'enchantement
du monde mythique et déplaçant l'enjeu de l'aventure humaine
sur le plan d'une histoire dont les hommes sont directement responsables."
Petite statue votive de la déesse mère Ashérah, la Reine du Ciel |
Mais bien qu'elle soit pourchassée par les rois et les prêtres,
le peuple, et surtout les femmes du peuple, n'ont pas renoncé à
lui rendre un culte, comme en témoigne ce texte de Jérémie
: "Tous les hommes qui savaient que leurs femmes
offraient de l'encens à d'autres dieux (…)
Nous voulons faire tout ce que nous avons dit : offrir de l'encens à
la reine du ciel et répandre des libations pour elle, comme nous l'avons
fait, nous et nos pères, nos rois et nos princes, dans les villes de
Juda et dans les rues de Jérusalem. Alors nous avions du pain à
satiété, nous étions heureux et nous ne connaissions
pas le malheur.
Mais depuis que nous avons cessé d'offrir de l'encens à la reine
du ciel et de répandre des libations pour elle, nous avons manqué
de tout et nous avons été exterminés par l'épée
et par la famine...
D'ailleurs, lorsque nous offrons de l'encens à la reine du ciel et
que nous répandons des libations pour elle, est-ce sans l'accord de
nos maris que nous faisons des gâteaux à son image, et que nous
répandons des libations pour elle ?" (Jérémie
44:15-20). Bien entendu, le prophète leur donne tort :
"C'est parce que vous avez offert de l'encens, parce que vous avez péché
contre le Seigneur, que vous n'avez pas écouté le Seigneur et
que vous n'avez pas suivi sa loi, ses prescriptions et ses préceptes,
c'est pour cela que ce malheur vous est arrivé - voilà pourquoi
il en est ainsi en ce jour" (Jérémie 44:23).
Depuis le retour de l'exil de Babylone, il est interdit de prononcer le nom d'Ashéra. Et les sages qui à Jérusalem, ont mis par écrit les textes sacrés ont effacé sa présence. Mais son culte ne s'est pas éteint pour autant, car la croyance populaire persiste à penser que la fécondité, celle de la terre et celle des humains, doit être régie par une divinité féminine. On trouve encore, dans tout le pays, ses sanctuaires qui sont des bois ombreux au vert feuillage, souvent arrosés par des eaux courantes, des endroits mystérieux où l’on n’entend guère que le roucoulement des colombes consacrées à la déesse. A la fin de l'hiver et au début de l'automne, ses adorateurs s'y rendent avec des flûtes et des tambourins, des gâteaux et du vin, pour lui rendre hommage par leurs chants et leurs danses.
Le retour de la féminité dans la Kabbale :
il est évident que la Kabbale ne réhabilite pas les déesses antiques, mais elle rétablit la présence d'un élément féminin pour la structuration du monde ici-bas, et sa réparation dans les temps à venir. La symbolique de la féminité dans la mystique juive vient sans doute combler une lacune que l'on ressentait déjà lorsque l'on s'adonnait au culte d'Ashéra, face à la proclamation d'un Dieu unique et masculin.
"Si beaucoup de cabalistes ont tenu à souligner que le principe féminin tenait toute sa substance de ce qui lui parvient des échelons plus élevés, c'est surtout pour éviter de faire de cette dimension une figure autonome, car elle se trouve être représentée sous des traits si évocateurs, dans le Zohar par exemple, que le risque de la croire séparée du reste des émanations n'est pas négligeable. C'est presque uniquement pour qu'on ne la confonde pas avec une déesse, parèdre autonome du dieu, que l'hétéronomie et la dépendance de la dimension féminine a été l'objet de tant d'insistance dans maints écrits de la cabale. Quand au fond, il n'est pas douteux un instant que le féminin est un aspect divin plus actif et plus historiquement effectif que l'aspect masculin." (4)
Au sujet de la féminité dans la Kabbale, on peut lire sur le web l'article d'Esther Starobinski-Safran, La Chekhina, figure du féminin.
Ajoutons qu'au 21ème siècle, on assiste à un regain d'intérêt de la part des femmes pour les déesses mères de l'Antiquité, et que des féministes juives revisitent la figure d'Ashéra et tentent de la faire renaître.
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Notes