Conte de Hanouka
Barbara WEILL


Tôt le matin, Yoav fut éveillé par le tumulte. Il se rendit dans la salle des esclaves pour leur demander d'où provenait ce bruit. La bonne Esther l'embrassa, et les yeux emplis de joie, elle lui dit : "mon chéri, c'est Juda Maccabée qui est venu délivrer Jérusalem avec son armée ! Ils ont réussi à mettre ces cruels Séleucides en fuite, et ils défilent dans les rues ! Heureusement que tu es réveillé, car nous allons tous sortir pour les applaudir !"

Aussitôt, Yoav alla tirer sa petite sœur Bitia de son lit, et sans ménagement lui ordonna de s'habiller au plus vite pour aller voir les vainqueurs. Ils avalèrent rapidement leur repas du matin et s'élançaient déjà vers la porte, pour suivre les esclaves qui se précipitaient au dehors, lorsqu'ils furent arrêtés net par la voix de leur père :
- Où allez-vous mes enfants ?
- Nous allons voir Juda et son armée qui viennent de délivrer la ville !
Le visage de leur père se rembrunit :
- Non, il n'en est pas question. Restez ici, il est dangereux de sortir aujourd'hui.
- Mais nous voulons voir le vainqueur !
- Le vainqueur… qui sait ce qu'il nous amène…Restez ici, je vous l'ordonne !

Tristement, les enfants regagnèrent leur chambre, et perchés à la fenêtre, ils tentèrent vainement d'apercevoir le cortège des combattants qui se dirigeait vers le Temple. Leur père, Guershon, était un prêtre, un haut dignitaire du Temple. Mais il devait surtout sa fortune et sa notoriété au fait qu'il avait appris d'un vieux mage les secrets qui permettaient de soigner les maux de dents. Chaque jour, les clients se pressaient en foule dans la villa pour lui demander ses soins, mais aujourd'hui ils étaient rares, car tous avaient rejoint la foule qui acclamait les libérateurs.

Soudain un émissaire pénétra dans la maison et demanda à parler à Guershon. Il lui apportait un message du grand-prêtre, lui ordonnant de se présenter aussitôt au Temple : "il faut que tous les prêtres se trouvent à leur poste lorsqu'arriveront les Maccabées, sinon ils pourraient nommer d'autres dignitaires à notre place, et nous envoyer en exil, ou pis encore !" Guershon sortit précipitamment. Dès qu'il eut disparu, n'y tenant plus, les enfants se glissèrent dehors.

Malheureusement il était trop tard, le cortège était déjà passé. La place était à nouveau déserte. On entendait bien les hourras et les bravos qui se faisaient de plus en plus lointains, mais il n'y avait plus rien à voir. Tout-à-coup ils remarquèrent un étrange petit garçon : il était vêtu d'une grossière robe de coton qui lui descendait jusqu'aux pieds, d'une peau de mouton qui le protégeait du froid, vif en ce mois de kislev (1), et portait sur le bras un petit écu sur lequel Yoav déchiffra les mots "Mi kemokha baElim Hashem", "Qui peut t'égaler parmi les dieux, Seigneur". Il avait la très peau brune, hâlée par le grand air, et le long de ses joues descendaient deux épaisses touffes de cheveux, comme on en voyait aux enfants de la ville basse. Il semblait perdu.

Pourtant son regard se fit hardi, presqu'insolent, lorsqu'il aborda Yoav :
- Peux-tu me dire où se trouve le Temple ? Je n'ai jamais vu une si grande ville et je me suis perdu dans les rues.
- Qui es-tu ? Tu n'es pas d'ici ?
Le petit garçon répondit fièrement :
- Je suis le neveu de Juda Maccabée. J'ai quitté notre armée pour voir les rues de Jérusalem, et quand j'ai voulu la rattraper, je n'ai pas pu retrouver mon chemin. Où sommes-nous ?
- Nous sommes dans la ville haute. Le Temple se trouve bien loin, tout en bas. Nous ne pouvons pas t'accompagner car notre père nous a interdit de sortir. Entre chez nous, et nous demanderons à l'un des serviteurs de t'aider à trouver ton chemin. Comment t'appelles-tu ?
- Je m'appelle Yoram.
- Moi c'est Yoav, et ma sœur, Bitia. Quel âge as-tu ?
- J'ai neuf ans.
- Moi aussi ! Ma sœur a sept ans.

Lorsqu'ils pénétrèrent dans la cour, Yoram laissa échapper un cri d'admiration : "quelle belle maison, je n'en ai jamais vue de pareille !" Ses yeux firent le tour du patio en pierres dorées au milieu duquel coulait une fontaine entourée de bosquets fleuris. Mais Yoav le pressa vers l'intérieur, car il était sorti sans manteau, portant seulement sa fine robe de laine blanche qui s'arrêtait aux genoux, et le froid se faisait mordant.

La maison, elle aussi était déserte. Tous étaient partis voir la procession. Seule se trouvait là leur mère, Myriam, qui accueillit aimablement le visiteur et lui dit de rester avec ses enfants pour attendre le retour des esclaves. Yoav proposa de jouer aux osselets. Ils furent bientôt si absorbés dans leur partie qu'ils n'entendirent pas Myriam les appeler pour déjeuner. Bitia, qui les observait du coin de l'œil tout en faisant semblant de jouer avec sa poupée, vint les tirer de leur jeu.

La table était très appétissante. Yoav se servit largement d'un plat de viande avec des fèves. Mais Yoram ne voulut rien prendre :
- Manges-donc ! N'as-tu pas faim ? lui demanda Myriam.
- Si, j'ai très faim, je n'ai rien mangé depuis hier. Mais on m’interdit de toucher à toute nourriture préparée par des étrangers.
- Mais nous ne sommes pas des étrangers ! Nous sommes des hébreux comme toi ! s'écria Yoav. Mon père est un homme pieux, un serviteur du Temple. Tu ne peux pas craindre que cette nourriture soit impure !
Yoram était embarrassé : il ne savait pas s'il pouvait croire son nouvel ami, et d'autre part, son ventre le tiraillait bien fort. Il résolut de prendre un demi-plat. Comme cela, s'il se trompait, il n'aurait commis qu'un demi-péché.

Les serviteurs revinrent et l'un d'eux fut chargé d’accompagner Yoram jusqu'au Temple. Les autres racontèrent avec enthousiasme comment le cortège avait traversé la ville, du haut en bas, au son des flûtes et des cymbales. Les femmes dansaient de joie et lançaient des fleurs aux guerriers, les hommes les acclamaient haut et fort. L'allégresse était à son comble lorsqu'ils avaient traversé la ville basse, celle des petits artisans parmi lesquels on comptait les hébreux les plus fidèles à leur foi, et les plus hostiles à l'envahisseur grec qui venait d'être chassé. Les prêtres les attendaient sur les marches du Temple, et les escortèrent jusqu'à la cour intérieure, au son de la trompette et du shofar (2).

En entendant le récit des esclaves, Yoav et Bitia regrettèrent plus encore de n'avoir pu assister au défilé. Pourtant, lorsque leur père revint à la maison, sa mine était très sombre, et il paraissait si préoccupé qu'il ne songea même pas à gronder les enfants pour leur escapade. Il fit barrer sa porte aux malades qui s'y pressaient, et s'entretint longuement avec leur mère. Ils entendirent qu'il était question de leur oncle, Amnon, le frère de leur mère qui se faisait fièrement appeler Alexandre, le champion de course en chars de arènes de la cité.

Le vendredi suivant, Yoav et Bitia s'apprêtaient à partir pour le Temple avec leur père, comme chaque semaine, mais celui-ci leur dit une nouvelle fois : "vous allez rester ici, j'irai seul". Très déçus, ils le supplièrent de l'accompagner, mais il se contenta de leur jeter un regard sévère en leur interdisant une nouvelle fois de quitter la maison. Le soir, ils l'attendirent longtemps devant la table du Shabath, illuminée par les bougies étincelantes, mais il ne rentrait pas. Leur mère semblait très inquiète.

Ils l'entendirent parler avec une servante. Elles disaient que les nouveaux maîtres de la ville voulaient y "mettre de l'ordre", et effacer toutes les traces que les Séleucides y avaient laissées avant leur fuite : désormais il était interdit de parler le grec, tous les hommes devraient porter la barbe, les femmes ne pourraient sortir que voilées, les commandements religieux devaient être strictement respectés. De plus, ils parlaient de fermer les arènes, et d'interdire les jeux du stade et les courses de chars. Ceux qui n'obéiraient pas aux nouveaux règlements seraient mis à mort, et Amnon, le champion, risquait bien d'être la première victime…

Guershon rentra enfin, au milieu de la nuit. Il était blessé, du sang coulait de son crâne. Il raconta brièvement qu'une rixe avait éclaté après la prière. Les soldats de Juda Maccabée s'étaient attaqués aux Juifs de la ville haute, qu'ils accusaient de porter des tuniques trop courtes, et de s'oindre d'huiles parfumées, ce qu'ils considéraient comme une "coutume idolâtre". Ils voulaient chasser les prêtres et les remplacer par leurs propres hommes. Les artisans de la ville basse s'étaient joints aux soldats pour repousser des Juifs de la ville haute en dehors de la cour du Temple, et il avait reçu un coup sur la tête pendant le combat, en essayant de séparer les adversaires. Heureusement sa plaie n'était que superficielle, et il parvint à la guérir lui-même, grâce aux onguents qu'il utilisait pour soigner les maux de dents.

Il s'adressa gravement à ses enfants : "nous allons devoir quitter Jérusalem. Nous allons partir pour Tsipori, la ville où je suis né, où nous serons bien accueillis par ma famille. Nous commencerons nos préparatifs de départ dès la fin du Shabath." Cette nouvelle bouleversa les enfants : ils n'avaient jamais quitté leur ville natale, et voilà qu'ils devaient partir sur les routes, vers une destination inconnue, abandonner leur belle villa, leurs amis, leurs jouets !

Deux jours plus tard, le branle-combat était tel dans la famille, qu'ils purent sortir sans que nul ne s'en aperçoive. Mélancoliquement ils errèrent dans les rues, essayant de fixer dans leur mémoire chaque maison, chaque carrefour, afin d'en conserver le souvenir. Sans s'en rendre compte, ils descendaient la pente, et soudain une puanteur les étouffa presque : ils étaient parvenus au quartier des tanneurs de cuir, celui qui n'était séparé du Temple que par un petit ruisseau, coulant au fond d'un fossé. La maison de l'Éternel se dressait devant eux, en haut de la colline.

Ils s'arrêtèrent, saisis d'une crainte respectueuse. Jamais ils n'avaient gravi seuls la colline sacrée. Mais c'était peut-être la dernière fois… se tenant par la main, ils montèrent les escaliers qui menaient à la cour des femmes. Il y avait tant de monde sur les marches, que personne ne les remarqua : des soldats hasmonéens (3) vêtus de leurs peaux de moutons, des artisans de la ville basse et des femmes du peuple, venus sans doute se placer sous la protection des nouveaux maîtres. Ils ne virent pas un seul des lévites aux grandes robes blanches de laine fine, et aux longs cheveux artistiquement nattés, qui servaient habituellement avec leur père.

Ceci augmenta encore leur crainte de pénétrer dans la cour du Temple, mais ils avancèrent bravement. Là une surprise les attendait : les conquérants s'étaient placés sur les marches menant au Sanctuaire, et sonnaient à tout rompre dans leurs trompettes, frappaient dans leurs cymbales. Des bateleurs jonglaient avec des torches pendant que les hommes du peuple dansaient à perdre haleine. Les femmes, retranchées dans une galerie latérale, le visage recouvert d’un voile, frappaient des mains pour accompagner la danse. On se serait cru à la fête de Soukoth, "le temps de notre joie"…

Soudain, Yoav sentit qu'on le tirait par sa manche ; c'était Yoram qui l'avait aperçu de loin, et qui avait couru le rejoindre. Après l'avoir salué, Yoav lui demanda :
- Que se passe-t-il donc ici ? Est-ce donc jour de fête ?
- Tu ne sais pas ? Il y a eu un miracle ! Lorsque nous avons voulu purifier le Temple, nous n'avons trouvé qu'une minuscule fiole d'huile pour allumer la menorah, le grand candélabre à sept branches. Il n'y avait assez d'huile que pour un jour, et pourtant les lampes ont brûlé pendant huit jours ! L'Eternel nous a envoyé sa bénédiction, et c'est pourquoi nous dansons pour le remercier ! On pense même faire de ce jour une fête éternelle, qu'on appellera Hanouka !
Le frère et la sœur se regardèrent et s’écrièrent :
- Un miracle ? Comment est-ce possible ? Nous ne pouvons pas te croire…
Yoram leur fit signe de s’approcher tout près de lui et leur répondit en chuchotant :
- En fait, c’est le sorcier de notre village qui a rempli les branches de la menora d’une huile noire, qu’il va chercher dans les marais autour de notre village. Ensuite on a placé l’huile d’olive pqr dessus, et c’est ce qui a permis aux flammes du candélabre de brûler pendant huit jours… Mais c’est un secret, ne le dites à personne !

Tristement, Yoav reprit :
- Vous, vous dansez de joie, et nous, nous sommes obligés de fuir notre ville…
Et il lui raconta les persécutions qu'on leur infligeait, parce qu'ils étaient des Juifs trop modernes aux yeux de leurs libérateurs.
Yoram fut très affligé par ce récit : "oh non ! Je ne veux pas que vous partiez, vous êtes mes seuls amis à Jérusalem !"
- Mais que pouvons nous faire ? Nous ne voulons pas mourir !
- Rentrez chez vous, j'ai peut-être une idée.
Il se pencha vers Bitia qui le contemplait avec admiration. C'était une petite fille toute ronde et toujours souriante, à qui il ne put se retenir de donner un baiser.

Quand les enfants revinrent chez eux, ils durent affronter la colère de leur père pour s'être ainsi enfuis. Mais ils lui dirent en pleurant qu'ils ne pouvaient pas partir en exil sans revoir le Temple, et il se contenta de leur caresser les cheveux tristement, en leur disant : "vous le reverrez un jour, je vous le promets…"

Le soir, la famille dîna sur le pied de guerre. Tous leurs biens étaient emballés, ils devaient partir le lendemain. Soudain, on cogna durement à la porte. Deux soldats hasmonéens se tenaient à l'entrée, qui se dirigèrent vers Guershon : "suis-nous sans tarder, on te demande au Temple". Et ils ajoutèrent : « prends avec toi tes outils de médecin, nous souhaitons les examiner pour voir s’il ne s’agit pas d’instruments de sorcellerie ». Le père se leva, pâle comme un mort, et suivit les deux soldats, sans répliquer. Avant de partir, il jeta sur sa famille un long regard brûlant, qui contenait un adieu…

Personne ne put s'endormir avant son retour. Leur oncle Amnon serrait les poings et parlait de lever une troupe pour aller le chercher. Myriam, la mère, pleurait silencieusement. Yoav et Bitia restaient assis dans le noir, tout près l'un de l'autre, comme pétrifiés. Il semblait que cette nuit ne devrait jamais finir ; un froid humide s'était abattu sur la demeure.

Au bout de longues heures d'attente, ils entendirent du bruit dans la cour. Guershon était revenu, mais à présent il semblait très gai. Les deux soldats l'escortaient encore, mais ils avaient perdu leur figure menaçante, et le père ordonna qu'on leur serve de quoi se restaurer.

Puis il raconta que Juda Maccabée l'avait fait appeler… parce qu'il s'était cassé une dent en mangeant une friandise dans laquelle se trouvait un caillou ! Il avait réussi à le soulager à l'aide de ses instruments, et ensuite ils avaient longuement parlé. Guershon lui avait exposé les craintes et les doléances des habitants de la ville devant les nouvelles lois imposées par les libérateurs, et Juda Maccabée lui avait répondu qu'il voulait avant tout unifier le peuple et qu'il n’avait pas compris qu'il ne faisait que le séparer en imposant ses lois. Il lui promit de réfléchir, et lui demanda de rester à Jérusalem, pour servir d'intermédiaire entre les différentes classes de Juifs.

Ensuite, Guershon se tourna vers Yoav : "Juda Maccabée m'a parlé de toi. Il m'a dit que tu connaissais son neveu, et m'a demandé que tu viennes étudier la Torah avec lui, parce que si nos enfants devenaient amis, les parents n'auraient plus qu'à faire de même…"

Désormais, Yoav dut se lever une heure plus tôt tous les matins car il devait se rendre jusqu'au Temple, escorté par un esclave, afin de partager de longues heures d'études avec Yoram. Mais il ne le regrettait pas : les deux garçons s'étaient liés d'une véritable amitié, et ils étaient toujours complices pour faire des farces à leur maître.

Au cours de leur première leçon, Yoav avait demandé à son nouvel ami :
- Est-ce toi qui as placé le caillou dans la friandise de Juda Maccabée ?
L'autre s'était contenté de lever les yeux au ciel, en murmurant : "qui sait ?"

  1. Novembre-décembre
  2. Corne de bélier qu’on fait sonner pour les grandes fêtes
  3. C'est ainsi que l'on appelait les soldats de Juda Maccabée