Dans les sociétés des temps bibliques, et jusqu'au début de notre ère, les pratiques magiques et divinatoires font partie de la vie quotidienne. Les peuples de Canaan de même que les nations environnantes y ont couramment recours et suivant l'expression d'André Chouraqui "on allait chez le sorcier comme, de nos jours, chez le médecin ou chez le prêtre."
Les descendants des patriarches d'Israël ont vraisemblablement recueilli certains de ces usages et procédés, lesquels ont toutefois été réinterprétés et restructurés pour les rendre compatibles avec la foi en un Dieu unique et l'interdit figurant dans la Torah (Pentateuque) prohibant la fréquentation et même l'existence des devins et sorciers.
Cette contradiction n'empêche pas qu'en de nombreuses circonstances le peuple ait fait appel à l'intervention du Grand Prêtre, de ses pairs les Cohanim (descendants d'Aaron) ou de simples Lévites (membres de la tribu de Lévi, voués au service du culte) pour recevoir une directive procurant une solution à divers problèmes ; c'est par voie de tirages au sort que cette directive était obtenue, comme on le verra dans les quelques exemples à suivre.
C'est ainsi que préalablement à l'entrée des Hébreux en terre promise, Moïse reçut de Dieu et transmit au peuple l'ordre que le partage du pays s'effectue par la voie du sort (goral) : "...c'est au sort qu'on distribuera le pays : chacun aura son lot selon la désignation de sa tribu paternelle. Ce lot sera attribué par la voie du sort, que la famille soit considérable ou non» ( Nombres chap. 26, vers. 55-56).
Josué accomplit fidèlement cette prescription une fois que
le peuple eût envahi Canaan à l'Ouest du Jourdain : "Et
Josué jeta le sort à Silo, devant l'Eternel, et il y répartit
le pays entre les enfants d'Israël, selon leurs groupements." (Josué
18, 10). A noter que l'expression hébraïque "le jet du
sort" est similaire au dire latin "alea jacta est".
A l'appui d'un commentaire talmudique (traité Baba Bathra)
le grand exégète Rachi définit le processus de cette
opération : le nom de chaque attributaire était inscrit sur
une tablette, et le nom de tous les lots à attribuer sur d'autres tablettes.
Ces tablettes étaient mélangées et en retirant l'une
ou l'autre de chaque catégorie, le lot était attribué.
Une autre application du sort est relatée dans la geste du Roi David, lorsqu'âgé et en fin de règne il décida d'organiser le service du Temple, avant même que celui-ci ne soit construit : avec l'assistance du grand prêtre Tsadok il institua un tirage au sort pour répartir les tâches des prêtres et des lévites. (Chroniques 24, 5 et 31).
Le rituel du Temple avait recours usuellement au tirage au sort, dont l'application la plus illustre est la sélection entre deux boucs de celui qui servirait au sacrifice expiatoire le jour de Yom Kippour et de celui qui ferait fonction de "bouc émissaire" comme il avait été prescrit dans le désert (Lévitique 16, 8) : "Aaron tirera au sort pour les deux boucs : un lot pour l'Eternel, un lot pour Azazel" et suivant le commentaire du Talmud : "Aaron tirera des sorts sur les deux boucs qu'il fait se tenir l'un à droite et l'autre à gauche. Il introduit ses deux mains dans une urne, tire un des "sorts" avec sa droite, et l'autre avec sa gauche, et il les dépose sur eux. Celui qui porte l'inscription : ' À l'Eternel' va à 'l'Eternel', et celui qui porte l'inscription : ' À 'Azazel' est envoyé à 'Azazel ' (Traité Yoma 39a)".
Dans une toute autre perspective, à l'époque de l'empire des Mèdes et des Perses, le livre d'Esther mentionne l'usage du tirage au sort par le "Grand Vizir" Haman pour fixer la date du massacre des Juifs, relaté dans les termes suivants : "On consulta le 'pour', c'est-à-dire le sort, devant Haman, en passant d'un jour à l'autre et d'un mois à l'autre..." (chap. 3 verset 7).
Autre occurrence dans le livre du prophète Jonas, lorsque celui-ci fuyant l'ordre divin se précipite dans un navire qui prend la mer et est aux prises avec une violente tempête. Pour en connaître l'origine "les matelots se disaient l'un à l'autre : voyons tirons au sort afin de connaître celui qui nous attire ce malheur. Ils tirèrent au sort et le sort désigna Jonas..." (chap.1 vers.7).
En dehors de l'usage sacré, divinatoire, voire magique de cette pratique
il ne fait pas de doute que les populations des anciens temps manifestaient
le même goût pour les jeux de hasard que nos contemporains. Il
y est fait extensivement allusion dans le traité talmudique Sanhédrin
(page 24B et suiv.).
Ce texte a pour objet de déterminer qui est qualifié et qui
ne l'est pas pour être admis comme témoin auprès des tribunaux.
Or en sont exclus expressément "celui qui joue aux dés" ainsi
que "ceux qui font voler des pigeons".
Les sages s'interrogent sur le motif de cette exclusion et se demandent quel
mal ont causé les joueurs ? Une première explication est donnée
: le joueur de dés recherche un gain fondé sur une spéculation,
gain dont l'acquisition ne serait pas honnête ni légalement valable.
Il est objecté à ce décisionnaire qu'il n'y a pas toujours
de clause spéculative dans le jeu ; l'obstacle vient de ce que le joueur
ne s'intègre pas dans les activités sociales normales c'est-à-dire
dans le cycle productif. Suivant cette interprétation, ne serait déchu
de ses droits civiques que le joueur qui ne serait pas capable de pratiquer
un autre métier, ce que l'on appellerait de nos jours un joueur professionnel.
Quant au parieur sur la course de pigeons, il diffère du précédent
joueur en ce qu'intervient dans cette pratique non seulement son action personnelle
mais également celle de l'animal, cette dernière étant
susceptible de duperie, telle que la disposition d'appeaux ou similaire.
Bien entendu la prise en compte par les rabbins de tels jeux sans doute pratiqués
extensivement à leur époque (premiers siècles de notre
ère) peut être étendue à toute sorte de jeux de
hasard sur le même principe que le jeu de dés, et à toute
sorte de paris sur la course d'animaux domestiques ou sauvages (chevaux, lévriers,
etc.). Il n'y a pas de condamnation expresse à en faire usage à
titre de divertissement, mais une désapprobation morale pour le cas
où il s'en suivrait un véritable commerce de même que
si la pratique de tels jeux comporte un risque de fraude.
ANNEXE B :
Déterminisme ou Providence
Comment concilier la possibilité de manifestations providentielles dans un monde régi par les lois du Destin (Anankhé grec, Fatum latin) à moins de l'attribuer à un concept non intentionnel exprimé par le terme de Hasard ?
Dans la pensée juive aucun évènement n'est fortuit ni n'échappe à une configuration de cause suivie d'effet, lequel effet se transforme en nouvelle causalité et ainsi de suite. Cependant tout ce qui est agi ici-bas relèverait d'une intention divine, sous l'aspect de la rigueur (sanction) ou de la miséricorde (indulgence, rétribution).
L'idée d'une Providence agissante est liée à la croyance d'une possibilité d'intervention continuelle du Créateur dans le monde qu'il a créé ; elle se heurte d'une part à la notion de lois immuables gouvernant la nature, parmi lesquelles l'influence des astres (Mazal), et d'autre part à la faculté conférée à l'homme d'exercer son libre arbitre.
Une évocation poétique de la Providence (Hashga'hah en hébreu) figure dans le livre du Cantique des Cantiques (chap.2, vers.9) sous la forme du "bien-aimé" qui observe (machguia'h) les créatures à travers les fissures de la muraille derrière laquelle il demeure inaperçu. Ainsi la grâce divine survient-elle à l'insu de ceux qu'elle favorise. En grand nombre sont relatées dans la Bible de telles interventions en faveur de personnages méritants, de même qu'en faveur du peuple d'Israël dans son ensemble.
C'est ainsi que dans le récit rituel de la soirée de la Pâque juive, quinze bienfaits providentiels sont dénombrés, tout en proclamant que chacun d'entre eux serait suffisant pour témoigner de la bonté divine envers Israël, son peuple. Cette bonté s'étend sur toute la nature y compris l'ensemble de l'humanité comme exprimé par le prophète Malachie (chap.2 vers.10) : "N'avons-nous pas tous un même père ? n'est-ce pas un seul Dieu qui nous a créés ?".
Ce "conflit" entre la doctrine de l'immutabilité et stabilité de l'univers, confrontée avec la possibilité d'une intervention ponctuelle d'un Être supra-humain a été investigué et débattu par Maïmonide, le grand penseur médiéval du judaïsme (1138-1204), qui a dégagé cinq positions et propositions philosophiques sur ce thème de l'existence et du rôle d'une Providence, dont ci-après le résumé.
© J.R. Weill |