Georges Levitte (1918-1999) |
En outre de ses compétences et connaissances encyclopédiques dans les domaines spirituels et métaphysiques, il s'est caractérisé tout au long de son existence par son sens de la poésie, de l'humour et de la musique et par son attachement aux traditions culturelles hébraïques, slaves et romantiques.
C'est par cet "amalgame" qu'a été inspirée l'étude qui va suivre, où se rencontrent une composition pianistique, une interprétation anecdotique et un apport d'influences socialo-ethniques qui font notre bonheur.
Avant d'aborder ce commentaire, je souhaiterais situer en exergue un émouvant aphorisme de Chateaubriand (Mémoires d'Outre Tombe): "Ma fidélité à la mémoire de mes anciens amis doit donner confiance aux amis qui me restent ; rien ne descend pour moi dans la tombe : selon la doctrine indienne, la mort, en nous touchant, ne nous détruit pas ; elle nous rend invisibles."
Ce domaine de l'invisible est également l'apanage de l'expression musicale qui privilégie les sensations provenant de l'écoute par rapport à toute autre source d'émotion ou d'intellection et où se retrouve mieux qu'ailleurs "L'inflexion des voix chères qui se sont tues" (Verlaine).
F. Chopin |
Bien entendu restons conscients que la musique ne se limite pas à une interprétation exhaustive, indépendante de toute autre. Son essence fut décrite très expressivement par le compositeur Geminiani (1680-1762) comme suit : "L'intention de la Musique est non seulement de plaire à l'Ouïe, mais d'exprimer les Sentiments, de frapper l'Imagination, d'affecter l'Esprit et de commander les Passions". Certes la musique sait être descriptive et même imitative, dont il est d'abondants exemples depuis Couperin ou Rameau jusqu'à Debussy (La Mer) et Olivier Messiaen (Catalogue des Oiseaux)… Elle peut également s'affubler d'un "programme", comme l'ont conçu Ravel avec Ma Mère l'Oye, Rimsky Korsakow avec Sheherazade et bien d'autres. Cette opposition se manifeste pareillement entre les préludes de Debussy qui sont intitulés au moyen de post-titres, alors que ceux de Chopin en sont expressément dépourvus.
Et pourquoi le choix de cette Mazurka ? c'est qu'elle a été connue de tout temps sous le pseudo-titre suivant : Le Petit Juif. Chopin lui-même qui unissait à son génie un goût constant pour la plaisanterie et les pantomimes burlesques, avait ébauché cette pièce alors qu'il était en vacance à l'âge de 15 ans dans la campagne polonaise ; pour se distraire il avait rédigé un journal amateur intitulé Le Courrier de Szafarnia qu'il signait "Sieur Pichon" (Pichon étant l'anagramme de Chopin).A la date d'août 1825 on y lit l'extrait suivant : "Monsieur Pichon jouait Le Petit Juif [ébauche de notre Mazurka]. Monsieur Dzieawnowski appelle son fermier israélite pour lui demander ce qu'il pensait du jeu du virtuose. Mosiech s'approche de la fenêtre, introduit son sublime nez courbé dans la chambre, écoute, puis conclut que si le Sieur Pichon voulait jouer aux noces juives, il pourrait gagner chaque mois au moins dix écus." De ces quelques lignes au ton comique ressort d'une part l'attachement de Chopin au folklore de son pays natal ; c'est de là que provient l'inspiration des 51 Mazurkas qu'il a composées tout au long de son existence. Ces morceaux d'origine populaire tirent leur origine des plaines de Mazovie et accompagnent une danse à trois temps, accentuée sur le deuxième temps.
D'autre part le texte mentionne plutôt amicalement la présence juive dans la Pologne profonde de cette époque, et plus précisément la véritable symbiose entre la population juive et la pratique musicale, non seulement pour ses propres festivités mais aussi bien pour les célébrations des familles d'autres religions.
Il est à remarquer également que Chopin met en scène un juif aisé, fermier de son état, mais il va sans dire qu'il connaît la situation miséreuse de la plupart des ressortissants de la communauté israélite ; nous retrouverons ce contraste dans la Mazurka dont il est ici question ainsi que dans des témoignages ultérieurs.
Voici donc brièvement comment se lit notre opus 17 n°4, constitué de trois parties bien définies :
Cette deuxième partie s'achève à la 92ème mesure et une troisième partie de 40 mesures lui succède, de retour dans la tonalité de la mineur (donc plaintive) et utilisant les thèmes mélodiques de la première partie, traités de manière très accidentée au-dessus d'une basse immuable dans sa descente chromatique ; elle se termine par une Coda des plus pittoresques qui fait entendre des écarts de notes bondissants au-dessus de rythmes tourmentés.
Dans ce passage mouvementé on peut imaginer la figuration musicale des cabrioles, pirouettes, culbutes du "Petit Juif", musicien ambulant qui fait démonstration de tous ses savoirs dans l'espoir d'obtenir enfin que son escarcelle ne reste pas vide.
Souhaitons que le cœur du riche promeneur l'ait incité à la générosité et qu'il reprenne, en tranquillité de conscience, sa promenade, ce que suggèrent les dernières mesures de l'œuvre reproduisant les premiers accords d'ouverture et se terminant sur un accord de sixte sur tonique, chargé d'une certaine mélancolie. Le parcours suscité par cette danse si riche d'invention et de contrastes, s'achève peu à peu comme d'un promeneur qui disparaît dans le lointain, suivant l'indication donnée par l'auteur : "perdandosi".
Cet épilogue de la Mazurka, chargé de tendresse ou de tristesse (suivant l'interprétation) fait irrésistiblement penser à la belle et harmonieuse image dûe à Victor Hugo dans sa Tristesse d'Olympio (1837) :
"Toutes les passions s'éloignent avec l'âge, "L'une emportant son masque et l'autre sodn couteau, "Comme un essaim chantant d'histrions en voyage "Dont le groupe décroît derrière le coteau." |
Bien entendu un tel scénario proposé pour cette mazurka est personnel et n'aurait en aucune façon recueilli l'approbation de Chopin. N'avait-il pas protesté contre les titres dont sont affublées ses œuvres par son Editeur Wesel en ces termes : "S'il perd sur mes compositions, c'est certainement à cause des titres stupides dont il les affuble en dépit de mes ordres formels !".
Néanmoins il n'a pas pu ignorer l'immense popularité que, jusqu'à nos jours, lui ont valu des titres selon lui "abusifs" tels que Tristesse pour l'Etude n°3, "L'Adieu" et même Le Petit Chien pour deux de ses plus belles valses, La Goutte d'Eau pour un de ses préludes des mieux achevés, et quelques autres.
La musique ne saurait se laisser enfermer dans un discours ni dans un programme, sa nature même étant d'ouvrir un champ illimité d'interprétations, d'images, d'allusions surgissant du plus profond du vécu conscient ou subjacent, personnels aussi bien au compositeur qu'à l'auditeur. Mais rien n'empêche, ainsi que je l'ai tenté, d'aller à la recherche du "fil rouge" pouvant constituer un vecteur (parmi d'autres) de compréhension d'une œuvre aussi expressive que notre mazurka, et incidemment de s'interroger à cette occasion sur la relation que Chopin n'a cessé d'avoir avec la société juive de son temps.
Disons que la célébrité précoce qu'a rencontrée cet émigré polonais talentueux mais sans ressource à son arrivée à Paris est notablement due à sa présentation par l'entremise du Prince Radziwill en 1832 au Baron James de Rothschild et à la Baronne ; à la suite de cette introduction, il écrit lui-même : "Me voilà lancé ! Je fais partie de la plus haute société…". La baronne Charlotte de Rothschild devint et resta sa fidèle élève et amie jusqu'à ses derniers jours ; il lui a dédicacé la célèbre valse opus 64 n° 2 en do# Mineur..
Dans le Paris Louis-Philippard où culture et mondanités étaient des plus brillantes et s'enrichissaient de l'apport d'émigrés de toute sorte d'Etats européens, il a bien entendu fréquenté de nombreuses personnalités d'extraction israélite, parmi lesquelles le poète Henri Heine, les compositeurs Meyerbeer, Alkan, Fromental Halévy, le génial facteur de pianos Camille Pleyel et bien d'autres. Citons également sa relation avec Félix Mendelssohn, un de ses premiers et fidèles admirateurs.
Cependant, se conformant aux usages snobs de la haute société du siècle, et laissant d'autre part paraître son esprit taquin, nul doute qu'occasionnellement il n'ait tenu des propos peu amènes en assimilant certaines de ses relations d'affaires, d'origine juive, à des grippe-sous. A propos de la négociation de contrats on peut lire sous sa plume : "Si on a à traiter avec les Juifs, que ce soit au moins d'une manière orthodoxe.". Dans une autre circonstance, à son retour de Majorque, on lit cette instruction à son dévoué ami Fontana : "Garde tout jusqu'à mon retour puisqu'ils sont si juifs. J'ai vendu les Préludes à Pleyel et je n'ai encore reçu que cinq cents francs."
On aurait tort de voir dans ces "badineries" autre chose que la "contamination" dans la pensée et le langage du siècle entre le monde de la finance et la personnalité judaïque – cette confusion se trouve aussi bien de façon éparse chez Balzac, Chateaubriand, Dickens, et maints auteurs russes (voir également les dialogues mondains transcrits par Marcel Proust) ; c'est un fait qu'on peut trouver regrettable mais qui n'est pas le signe d'une animosité véritable et réfléchie.
Au fait ce "Petit Juif", musicien miséreux mendiant l'aumône, n'a-t-il pas semblance en quelque manière avec le jeune artiste polonais, fraîchement surgi d'un pays étrange et étranger, et tout autant démuni de ressources et d'entregent. Aux yeux d'un monde défiant par nature, l'un comme l'autre ne pourraient-ils pas souscrire à la confidence de Henri Heine : "De mes grands chagrins, je fais de petites chansons" ?
La musique, dans son invisibilité, nous touche en cela qu'elle se prête au surgissement de nos propres images les plus intimes et les plus personnelles. Lorsque est élaborée une description anecdotique cohérente avec une production musicale n'ignorons pas que d'autres "entendeurs" trouveront à celle-ci une variété indéfinie d'interprétations à leur convenance.
Du temps même de Chopin, certains de ses élèves ont appliqué à cette mazurka la dénomination suivante : "Le Visage endeuillé" et ce titre aurait semblé ne pas déplaire au maître (source : Wilhelm von Lenz), lequel s'est toutefois bien gardé de prendre un parti explicite à ce sujet.
D'autres commentateurs s'en tiendront à des descriptions d'ordre purement esthétique, concédant simplement à l'œuvre une expression de sensibilité générale telle que l'ambiance intensément mélancolique (Alfred Cortot). Une description formelle et objective de ce genre, faisant exclusion de l'anecdote, se lit sous la plume de Raoul Pugno qui y rencontre une "page si délicieusement colorée, où le charme populaire de la race de Chopin déborde à chaque note. Tout y est tellement particulier : les harmonies subtiles, la nonchalance de la mélodie, les accents morbides et suaves, l'imprécision de la tonalité…". Laissant ainsi le champ libre à tous les amateurs d'apprécier à leur idée et suivant leur humeur le charme de cette mazurka, et de l'intituler comme ils le désirent, je renforcerai néanmoins mon adhésion au titre originaire "Le Petit Juif" grâce à une parenté musicale inopinée.
En effet, cinquante ans après l'édition de la Mazurka op.17, sera publiée une œuvre majeure de la musique russe, dont ne cessent de se délecter les pianistes de tous pays ainsi que les orchestres mondiaux (grâce à l'orchestration effectuée par Maurice Ravel, auteur par ailleurs d'un cycle de mélodies hébraïques !) : il s'agit des Tableaux d'une exposition de Modeste Petrovitch Moussorgski traduisant dans le langage musical les impressions évoquées par les œuvres picturales de son ami, l'artiste Hartmann, qui venait de mourir.
Or que découvrons-nous au n°VI des dix illustrations musicales de
ces tableaux ? une oeuvrette au titre évocateur et sans équivoque
de : Samuel Goldenberg et Schmuyle.
"Je veux essayer de peindre les Juifs de Hartmann" avait écrit
Moussorgski à son ami Stassov. En effet la musique évoque deux
Juifs polonais, caricaturés parmi la foule du ghetto de Varsovie : l'un
riche et cossu par conséquent guindé, monosyllabique et lent,
l'autre pauvre et miséreux, agité, volubile, tentant vainement
d'impressionner son interlocuteur pour lui soutirer une aumône.
Le musicologue André Lischké décrit très précisément cet épisode, aussi bien par son contenu anecdotique que par la traduction musicale qui en est faite : "Deux juifs, l'un riche, l'autre pauvre, en une remarquable scène psychologique. Arrogance ostensible du premier, caractérisé par un thème juif authentique que Moussorgski nota sur le vif, et qui est joué à l'unisson (on remarquera la gamme orientale) ; jérémiades du second en notes répétées, avec le soubresaut d'un mordant sur la dernière. L'intensité de la lamentation s'accroît, alors que le retour du thème lui fait contrepoint. C'est lui qui aura le dernier mot. Après une brève hésitation bourrue, va-t-il se laisser attendrir ? Le riche congédie brutalement le "quémandeur".
Tout en étant bien différentes au regard de l'écriture musicale, on découvre dans l'une et l'autre œuvre les mêmes audaces chromatiques et rythmiques. Mais le rapprochement s'impose dans la configuration ayant inspiré les deux auteurs : paysage d'arrière plan slave, personnages contrastés d'appartenance juive, et lien de ces personnages avec l'art musical.
Que les enfants d'Israël en Europe orientale soient catalogués comme ayant un rapport privilégié avec la musique se trouve conté de façon extensive dans la littérature et dans les récits de tous ordres émanant de ces territoires au19ème siècle. Citons simplement comme témoin Anton Tchékhov et son émouvante nouvelle Le Violon de Rothschild dont voici un extrait : "Rothschild, mort de peur, s'accroupit et agita les mains au-dessus de sa tête comme pour parer les coups, puis se releva d'un bond et détala à toutes jambes. Dans sa fuite il bondissait, levait les bras au ciel et l'on voyait tressaillir sa longue et maigre échine." Dans ce portrait peu flatté, comme il est habituel de la part de ce grand écrivain, ami des humbles et des peuples, on ne peut manquer de reconnaître l'un des personnages des saynètes transcrites musicalement par Chopin, puis Moussorgski. Mais au-delà de la typologie des acteurs évoqués, ne verrait-on pas volontiers le dialogue fondamental, vital, du quémandeur avec le possédant, de l'ignorant avec le détenteur de sagesse, et finalement de la créature avec son invisible Créateur.
Nous revenons ainsi à notre réflexion de départ sur l'invisibilité, celle des êtres chers qui ne sont plus, et celle qui ouvre le champ d'un imaginaire infini grâce à la musique. Peut-être ce parcours de conjectures et digressions, tout hasardeuses et subjectives qu'elles soient, incitera-t-il les lecteurs de cette étude à retrouver en eux-mêmes un ressourcement nostalgique, ainsi que reviviscences et résurgences d'impulsions au sein de cet univers qui nous environne, bien au delà des limites tracées par un espace rigide et un temps figé dans l'immédiat.
Pour une documentation générale, consulter le site Web à
l'adresse suivante :
http://www.aiu.org/biblio/Archives_privées/georgeslevitte.htm
Ne s'agissant en cette annexe que de ses connaissances et activités dans le domaine musical, on rappellera tout d'abord la fascination que G. Levitte ressentit, encore adolescent, pour la musique de clavecin et le répertoire baroque, ayant eu l'audace d'interviewer la grande rénovatrice et interprète de cet instrument, Wanda Landowska, à l'intention de son journal d'Etudiants, lequel, paraît-il, aurait porté le titre évocateur de "Préludes".
Par la suite il n'a cessé de se lier d'amitié avec nombre de musiciens, compositeurs et interprètes, et d'encourager et soutenir leurs productions ; je citerai principalement parmi ceux-ci :
Cette évocation d'artistes, non exhaustive, témoigne de l'éclectisme auquel était parvenu Georges, alors que dans sa jeunesse il proférait et professait que la création musicale était arrivée à son terme avec Mozart, ceci au grand désarroi de ses amis, pour la plupart fervents de l'art romantique. Au cours du temps et des expériences son dogmatisme s'est fort heureusement atténué, (sans toutefois qu'il ait renié ses principes) , d'autant plus qu'il a pratiqué pendant des années le commentaire et la critique des nouveautés discographiques pour le périodique L'Arche.
En guise de conclusion, sans doute cet ami aurait-il partagé avec l'auteur de ces lignes une adhésion à cet émouvant rapprochement exprimé par Jean Guitton : "La musique me semble entre tous les arts, le plus religieux, si la religion consiste à faire de tous les êtres un seul être, dans la joie, dans la douleur ou plutôt dans leur indicible et constante fusion." (Ecrire comme on se souvient, Fayard, 1974).
(février 2005)
© J.R. Weill |