Il était
dans l'Inde paresseuse et opulente un grand vizir d'une paresse et d'une opulence
particulières. Il vivait dans une quiétude parfaite au milieu
de ses domestiques et de ses domaines splendides, et le roi, depuis sa nomination
n'ayant pas jugé nécessaire de le convoquer, il s'imaginait
que cet état heureux n'aurait pas de fin.
Or un jour, le roi convoqua ce vizir, et au milieu de ses confitures de roses et de ses narguilés parfumés, le grand vizir trembla. Car que pourrait-il dire devant ce maître terrible ? Qui pût lui épargner une disgrâce redoutable autant que méritée ?
Ce ministre avait trois amis. Il chérissait et fréquentait
de préférence les deux premiers, mais négligeait quelque
peu le troisième. Il alla donc leur demander de l'aide à tous
trois.
Le premier lui répondit brutalement : "Tu vas disparaître
de mon monde, ton temps est révolu ; je ne puis plus rien pour toi.
Prends seulement cet habit, et n'espère rien de plus !" Et il
lui tendit un grand drap blanc.
Le second lui dit d'une voix plus douce : "Cher ami, quelle peine cela
me sera de ne plus de te voir !" et avec des larmes aux yeux, il l'accompagna
jusqu'à la porte du palais, et là s'enfuit, le laissant tout
seul.
Alors parut le troisième ami qui prit le grand vizir par la main et
plaida sa cause devant le roi. Ce dernier, dit-on, par égard pour cette
amitié, fut clément.
Ainsi en est-il de nous tous ; lorsque nous devons nous présenter devant le souverain maître, tous les liens de fortune que nous avons chéris, nous donnent tout au plus un linceul pour le grand voyage ; et la famille, malgré son affection, ne peut nous accompagner que jusqu'au seuil de la dernière demeure. Seul le peu de bien que nous avons fait ici-bas nous accompagnera jusqu'au bout, et plaidera pour nous.
© J.R. Weill |