L'ANE VETU DE LA PEAU DU TIGRE
(Fable)


Un humble paria, besogneux en son art
Consistant à laver toute chausse ou tunique,
Possédait comme bien unique
Un âne vigoureux et fort joyeux pendard.
Hélas ! de le nourrir lui faisait grand problème
Lorsque à la fin du jour plein de pénible ahan
Le baudet exprimait, en claironnant hi-han!,
Une faim tout à fait extrême.
Les parias n'ont point de terre ni de pré
Et la roupie est rare en leur bourse légère.
Aussi notre homme considère
Qu'il lui faut inventer quelque expédient secret.
Fort à propos se trouve en son coffre un pelage
D'un magnifique tigre occis par un chasseur.
L'âne en est revêtu et s'en va, plein d'ardeur,
Brouter l'herbe des champs sous cet aspect sauvage.

Les villageois fort affligés
Et craignant d'en être attaqués
Préfèrent garder l'âme sauve
Plutôt qu'affronter ce grand fauve.
Et durant mainte et mainte lune
L'âne put jouir de sa fortune.

Mais le destin insatisfait
De voir ce monde vivre en paix
Eveilla dans l'âme altière
D'un chasseur aimant le gibier
Le désir de traquer la bête carnassière
Et de l'abattre sans pitié.
Pour ce faire il se poste en lisière des prés
S'étant en cette conjoncture
Dissimulé sous un habit de bure
Et fondu dans la nuit et les sombres cyprès.

Messire l'âne en sa robe royale
S'ébattait alentour pour sa panse remplir,
Jusqu'à tant qu'apaiser son asine fringale.
Etant repu, il erre au gré de son plaisir,
Cherchant à rencontrer une aimable compagne
Avec qui partager sa nouvelle vigueur.

Or l'astre de la nuit éclairant la campagne
Lui découvre une forme à la sombre couleur
Qu'il prend, dans son désir, pour l'ânesse rêvée.
Avec force gambade et sonores braiments,
Oubliant que l'amour est source de tourments
Il se rue vers la mort qui lui est destinée.
Le chasseur croyant qu'un génie
Magiquement fait un baudet
Du noble félin qu'il épie,
L'abat sans hésiter d'un coup de couperet !

Ainsi bien des erreurs ont lieu sur notre terre :
Simuler est courant à celui qui gouverne,
Plus d'un fol est masqué sous une face austère,
Le pavois rutilant cache une humble caverne…
Mais toujours un tiers mal venu,
Autant déguisé que nous-mêmes,
S'en vient briser nos stratagèmes.
Ah ! qu'il vaudrait donc mieux demeurer méconnu.
   


© J.R. Weill