LES VACHES PRESOMPTUEUSES
(Fable)


    La vache si chère au Brahmane
L'est aussi à tout être humain.
Ses bienfaits sont comme une manne
Tombant dans leurs avides mains.
Un nectar bienfaisant coule de sa mamelle,
Chaussure et maints objets nous viennent de sa peau;
Volontiers à l'araire ou au char on l'attelle,
Même ses bouses font un précieux dépôt.
Enfin, dans la lueur divine
De son émouvant regard noir
Le sage consulte et devine
L'avenir d'opprobre ou d'espoir.

Sur elle du temps de la Bible (*)
Sont rapportés bien des récits
Dont l'un qui la prend pour cible
Sera pour nous non sans profits.

Las de souffrir mille tourments
Pour avoir capturé l'arche sainte
Les Philistins à grands serments
La renvoyèrent sans contrainte.
Les prêtres de Dagon la firent ériger
Sur un chariot neuf que deux vaches laitières
Durent, à leur humeur, vers tel lieu diriger
Qu'il serait inspiré dans leurs têtes altières.
Vers les demeures d'Israël
Se porte aussitôt l'attelage
Et le peuple averti de ce présent du ciel
S'assemble sur la route afin de rendre hommage.
Nos deux vaches oyant cet applaudissement
Crurent naïvement qu'elles en étaient cause
Et de s'en réjouir fort orgueilleusement,
Se disant l'une à l'autre: oh l'agréable chose!
Notre mérite est grand, faste notre destin,
Pour qu'un peuple nombreux flatte ainsi nos oreilles.
Il n'est douteux qu'à la fin du chemin
Se préparent pour nous les plus hautes merveilles.
Le but tant désiré fut hélas! bientôt là :
Quand le char s'arrêta dans le champ d'un lévite
En pieux holocauste un grand pretre immola
L'attelage étonné de cette mort subite.

Qu'il est donc imprudent de se glorifier
Des trésors que le ciel a voulu nous confier.
C'est déjà grand honneur d'en être un véhicule,
Mais plus de vanité rend l'homme ridicule.

* I Samuel, chapitre VI


© J.R. Weill