Les réflexions qui ont été soumises et qui sont reportées ci-après s'efforcent définir la notion de hasard dans sa généralité, dans son évolution à travers les âges et dans ses significations actuelles (1).
Fond du problème
Une première piste sera fournie par une plaisanterie très populaire
dans les ghettos : Un village paisible d"Europe Centrale est alerté
par le vacarme d"une cavalcade – un cheval au galop s'approche, à
sa crinière s'agrippe un garçon de la campagne, le jeune Yankele
qui s'efforce de ne pas dégringoler.
- Hé Yankele, s'écrie un passant, où t"en vas-tu comme
ça ?
et le piteux cavalier de répondre :
- à moi tu me demandes où je vais… demande-le plutôt
à mon cheval !
C 'est ainsi que dans le cours de l'histoire se sont créés, développés, puis se sont écroulés bien des empires, des organismes de toute sorte, sans que nulle prévision ni critique a posteriori n"en élucident la raison.
De même en auscultant l'historique de notre existence, de son origine
à son terme inéluctable, nous sommes portés à
nous croire l' effet du hasard qui gouverne notre passé comme notre
devenir. Cette conviction a été judicieusement exprimée
par le philosophe W. Jankelevitch dans l'extrait suivant :
"Lorsque je réfléchis sur ma vie en sortant
de moi-même, en prenant artificiellement de moi-même le point
de vue de l'extérieur, j"y repère presque partout du
hasard : rencontres, amitiés amours, succès, échecs,
humiliations, chaque fois il aurait suffi d"un presque-rien ou d"un je-ne-sais-quoi
pour que les choses se passent différemment et que ma vie s'en trouve
transformée. Et cependant en examinant cet ensemble du point
de vue intérieur, que chacun est seul à pouvoir adopter
pour lui-même, on ne voit dans toutes ces contingences que du sens,
car elles constituent les significations de notre vie. "
Une telle réflexion est à la portée de tout un chacun, en évoquant circonstances et épreuves significatives où il semble que seule hasard a joué un rôle essentiel et troublant. Le terme a toutefois reçu différentes acceptions illustrées par les quelques exemples suivants.
Dans le langage.
La notion la plus répandue qu"implique le terme de "hasard"est celle d"un "événement non lié à une cause"ou encore d"un "concours fortuit de circonstances". Son usage dans la langue française est relativement tardif ; il proviendrait vraisemblablement du mot arabe "âz-zâhr "(parfois épelé "al hazar", qui aurait désigné un Dé ou un jeu de Dés. Le terme de "Yazara"signifierait jouer aux dés ; celui de "zahr" (dont provient le mot espagnol "Azahar") désigne une fleur dont l'un des pétales est orné de ce qui figure notre "as" actuel.
Alphonse le Sage, au XIIème siècle, a publié El Libro del Ajedrez (Manuel du jeu d"échecs) décrivant les jeux pratiqués en Orient ; il y est fait allusion à l'origine arabe de ce terme.
Une légende hispano-mauresque conte qu"un prince syrien avait eu coutume de faire jouer leur vie aux hôtes de passage à son château par un coup de dés, ce qui illustre le caractère plutôt sombre qu"entraîne dans le parler populaire l'intervention du hasard et dont l'effet s'avère d"autant plus implacable que celui-ci est dénué de sens logique.
Par la suite le terme se retrouve fréquemment dans la langue française chez de grands auteurs, tels Montaigne, La Fontaine, Pascal, etc. où il est souvent affecté d"une coloration fâcheuse ; c'est ainsi que l'on dira "les hasards de la guerre" pour exprimer les risques, les dangers imprévisibles… D"un autre côté il peut comporter une résonance gaillarde, tel que dans le tableau de Fragonard intitulé "Les hasards heureux de l'escarpolette" !
Dans la pensée moderne on constate qu"aussi bien le concept que l'expression du hasard jouent un rôle majeur dans la recherche de la compréhension des phénomènes physiques, cosmogoniques et anthropologiques.
La métaphore.
Il ressort de ce rapide aperçu étymologique que de toute antiquité la signification du hasard est liée à la pratique du jeu (et du pari !), et plus particulièrement au "Jeu de Dés", avec en variante les "Osselets". On a retrouvé des cubes ornés de signes cunéiformes remontant à plus de 3.000 ans, apparemment affectés soit à l'usage profane de divertissement, soit à un usage sacré en vue de pratiques divinatoires, et peut-être aussi bien à l'un qu"à l'autre.
Cette idée archaïque du "coup de dés" conçu
à la fois comme instrument du hasard et capable mettre fin à
l'incertitude, persiste jusqu"à notre époque en littérature
; elle est exprimée exhaustivement dans le célèbre poème
de Mallarmé : "Un coup de dés jamais n"abolira
le hasard".
Mallarmé expose poétiquement et allégoriquement dans
ce poème 1°) qu"un fait, un acte, n'aboliront jamais le hasard,
et 2°) que la présence dans l'Univers de millions de globes épars,
grand dés roulant sur leur parcours, n'abolira jamais le hasard, quelles
que soient les causes qui les produisent, malgré les lois et les nombres,
malgré même un Dieu.
Autrement dit, pour le poète, l'incertitude environnant l'homme, la
création, l'artiste et peut-être même Dieu, demeure telle
un océan obscur duquel émergent quelques sommets de réalité
que la raison raisonnante arrache péniblement au monde immense de l'inconnu.
Le poème se conclut sur l'affirmation que "toute
Pensée émet un coup de dés" ; c'est dire que toute
pensée procède par spéculation avec risques et périls,
dans l'incertitude où elle se trouve sur les obstacles et les démentis
que peut lui opposer le hasard.
Dans l'expression "toute Pensée" Mallarmé englobe aussi bien
celle de Dieu aux prises avec l'Univers, que l'intelligence rationnelle manifestée
par le Nombre au sein du Cosmos ainsi que celle du poète "calculateur"de
cette œuvre ici bas.
Le "Nombre", maître du jeu dans l'univers, ne serait rien d"autre que le "Hasard", affirmation que l'on décèle dans de nombreuses traditions, particulièrement dans celles qui se rapportent aux Ecritures bibliques ; il s'y trouve la recherche approfondie de "clés" aux mystères de l'Être et de l'Univers en la figuration de nombres mystiques.
C'est encore à la figure du jeu de dés qu'ont parfois recours les savants contemporains quand ils se mettent en quête d"allégories pour illustrer des théories nouvelles, tels Einstein écrivant dans une lettre de 1926 à propos de la physique quantique : "La théorie nous apporte beaucoup de choses, mais elle nous approche à peine du secret du Vieux (= de Dieu). De toute façon je suis convaincu que Lui, au moins, ne joue pas aux dés".
Quelque 65 ans plus tard (en 1991) le philosophe spiritualiste Jean Guitton rétorque, en conclusion d"une étude sur la réalité de la matière au niveau des particules élémentaires, confrontée à l'influence de l'esprit et de la conscience dans le déroulement des phénomènes fondamentaux ; comme suit : "l'expérience nous montre que nous ne vivons pas dans un monde déterminé : au contraire nous sommes libres et avons le pouvoir de tout changer à chaque instant c'est pourquoi les particules élémentaires ne sont pas des fragments de matière mais, simplement ,les idées de Dieu. Comme l'affirme la théorie (quantique) les dés existent bel et bien ; toutefois, conformément au point de vue de Einstein, ce n"est pas Dieu qui joue avec ses dés, mais l'homme même .Et c'est à nous qu"il appartient à chaque instant de savoir les faire rouler dans la bonne direction. "
L'intervention du hasard, par exemple par la pratique d"un jeu de dés, a souvent figuré parmi les usages des détenteurs du pouvoir qui s'en sont servi comme instrument de sélection voire de divination (2).
Plusieurs catégories d"interprétation du hasard dans les mentalités et les activités humaines peuvent être dégagées, comme il sera suggéré ci-après.
Usage ludique.
Dans un jeu de hasard le gagnant est désigné à la suite d"un nombre déterminé de "coups" de type aléatoire sans que le savoir faire ni l'habileté du joueur n"y ait aucune part. Parmi ces jeux on citera le "Pile ou Face", les Dés, la Roulette, les Loteries et autres.
Certaines probabilités caractérisent ce genre de jeux et donnent à chaque joueur une chance égale ; c'est ainsi que chacune des faces d'un dé a une probabilité égale d"apparaître s'il est jeté sur un plateau lisse et horizontal. On dira de même que toutes les cartes d'un jeu neuf et bien battu ont une chance égale d"être distribuées à chacun des joueurs, ce qui est entre autres le principe du Poker.
A ces jeux de pur hasard s'opposent les jeux qui font appel à la réflexion, au calcul, à l'expérience des joueurs, où la stratégie constitue l'élément de décision principal. Tels sont les Echecs, Bridge, Dames, Go et similaires.
Instrument du destin.
Dans ce genre d"intervention, le "hasard "est l'équivalent ou même le synonyme de ce que l'on considère comme "chance" ou "malchance", bonne ou mauvaise fortune, risque ou danger latent.
En ce sens il se manifeste sous forme d'évènement fortuit, imprévisible, inattendu ; par exemple un naufrage, un écroulement de mur, ou au contraire la découverte inopinée d"un trésor… Dans de telles occurrences l'opinion commune le confondra avec la notion de veine ou de déveine !
Pour les croyants, de toutes appartenances religieuses, de telles manifestations du hasard sont imputées à des sanctions ou au contraire des récompenses d"origine divine comme exprimé par Bossuet : "Ce qui est hasard à l' égard des hommes est dessein à l'égard de Dieu " (3).
Fonction causale.
L'idée serait de conférer au hasard un rôle effectif de causalité dans un processus où la succession des événements ne comporterait ni cause apparente ni logique. C'est alors qu"il serait le régulateur de phénomènes dont l'enchaînement n"est pas autrement explicable, comme le suggère par exemple la maxime de La Rochefoucauld : "Quoique les hommes se flattent de leurs grandes actions, elles ne sont pas souvent l'effet d'un grand dessein , mais des effets du hasard."
Suivant cette interprétation, le hasard est personnalisé ; il entre dans la logique déterministe qui énonce qu"il n'est pas d'effet sans cause ; il se confondrait avec la notion de "Providence" comme l'a écrit Chamfort : "Quelqu"un disait que la Providence était le nom de baptême du hasard ; quelque dévot dira que le hasard est un sobriquet de la Providence."
Cette fonction causale est institutionnalisée dans de multiples sociétés traditionnelles aussi bien que contemporaines ; parmi ces dernières on peut citer le tirage au sort des jurys, la priorité de jeu en compétition sportive, le moyen de départager les ex aequo d"un concours, etc.
Regard scientifique.
S 'adressant aux Joueurs, le Professeur et mathématicien Emile Borel avance de même une interprétation restrictive du hasard : "Qui analysera en détail les mouvements de la main qui jette les dés ou bat les cartes ? La caractéristique des phénomènes dûs au hasard, c'est de dépendre de causes trop complexes pour que puissions les connaître toutes et les étudier. "
A partir de cette définition il conviendrait de restreindre le concept de hasard à une attribution de cause non encore élucidée et de borner notre enquête intellectuelle à simplement ouvrir ou fermer la trappe devant les idées qui surgissent… par hasard. Telle est admise actuellement notre attitude devant le "petit démon de Maxwell" ou encore le fameux "Chat de Schrödinger".
Toutefois la recherche scientifique contemporaine dans des domaines aussi variés que la Physique, la Cosmologie, la Psychologie…, laisse entrevoir l'intégration d"une fonction positive du hasard. Conjointement aux théories du "chaos", "des catastrophes", des '"fractales", le hasard pourrait se retrouver à la base de systèmes dont la cohésion ne serait pas bridée par la logique inflexible du matérialisme déterministe (4).
Pour ne pas conclure.
En tout "état de cause" la situation philosophique - et religieuse - n'est plus bouchée comme il y a quelques décennies. Tout devient possible, et la vision assez sombre selon laquelle nous ne serions que le résultat éphémère et sans signification de chocs et de "petites billes" errant dans l'espace n"est plus la vision scientifique impérative. Le déterminisme ne serait au mieux qu"une approximation statistique et les constituants ultimes de l'univers resteraient liés entre eux en ignorant les distances qui les séparent à nos yeux. Tel serait l'enseignement de la physique quantique.
Le corollaire de cette indétermination fondamentale est le retour à des valeurs éthiques, déjà évoquées par l'adage rabelaisien "Science sans conscience n'est que ruine de l'âme", reprises et commentées par Jean Guitton, nous tenant lieu de conclusion: "Matière sans conscience n"est que ruine de l'Univers . Sans nous, sans une conscience pour témoigner de lui- même, l'univers ne pourrait avoir d"existence, nous sommes l'univers lui-même, sa vie, sa conscience, son intelligence ".
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© J.R. Weill |